Les Ruines circulaires – dans la filiation du mime corporel decrousien et de la performance artistique

d’Ariane Martinez
MCF HDR en arts du spectacle (théâtre, mime, cirque)
Membre du CEAC (Centre d’étude des arts contemporains) de l’Université de Lille


Au commencement des Ruines Circulaires, il y a la figuration : celle de corps erratiques, hésitants, maladroits, qui s’en vont et qui reviennent, sans qu’on comprenne très bien ce qui les meut.

Lorsqu’Esther Mollo et David Ayoun m’ont montré une étape de travail, au Théâtre de Noyon, en avril 2021, j’ai été frappée par ce besoin de « figure » humaine, et par ce qu’Esther nommait des « pantins » ou des « fantoches », qui m’apparaissaient, à moi, plus comme des fantômes. Le contexte social et politique y était pour beaucoup dans mon interprétation des choses : nous étions en période de confinement (le deuxième). Les théâtres étaient fermés. Les rues étaient désertes. Tous les corps que nous croisions étaient potentiellement des menaces, des porteurs de virus. Certain·e·s d’entre nous avaient passé le premier confinement seul·e·s, en compagnie de leurs fantômes intérieurs et de leurs pensées obsessionnelles.

Bien plus tard, huit mois après, nous avons eu une discussion avec David Ayoun et Sarah Troche sur les enjeux liés à la nudité (partielle) qu’ils exploraient alors. La nudité n’est jamais simple, jamais unique : la nudité du « bon sauvage » du XVIIIe siècle n’est pas celle des effeuillages de la belle Epoque, etc. De quelle nudité Esther et David avaient-ils l’intuition ? Pourquoi exposer leur peau leur semblait-il nécessaire face aux corps virtuels qui s’agitaient autour d’eux ? C’était l’interrogation qui les animait à l’époque. Leurs fantoches sont, eux aussi, nus, en tout cas dénués de vêtements qui les historiciseraient. Se dénuder était une manière de se mettre au même niveau qu’eux. Ces êtres nus sont plus masculins que féminins. C’est un masculin réduit à sa silhouette, un peu androgyne, anonyme, sans visage, sans sexe, un masculin de mannequin de boutique, un peu comme les statuettes de bois articulées, qui permettent de donner les proportions du corps humain. Cet « universel masculin » (contesté dans le champ politique depuis un demi-siècle) est aussi présent dans la nouvelle de Borgès, Les Ruines circulaires, puisque c’est l’histoire d’un homme dont le projet est de rêver, de penser, de concevoir un autre homme, de l’inventer, et en quelque sorte de l’accoucher mentalement, sans l’intervention d’un corps féminin. Aucune femme dans la nouvelle, seulement des disciples, un maître (ou qui se rêve tel) et sa créature masculine.

À la lumière de ces deux souvenirs du processus de création, je me suis posé la question : À quel(s) corps nous renvoient à la fois les gestes des performeurs et ceux des fantômes ? Qu’est-ce dispositif nous raconte de nos corps de 2020 ou de 2022, alors même qu’il nous place dans un cadre « décontextualisant », un peu abstrait, avec ces socles de statues, avec ce fonds blanc, muséal, anhistorique, avec ces i-pads qui sont d’aujourd’hui, mais qui vous « suivent du regard » comme des robots de science-fiction, anticipant sur un avenir proche ? Parce que je suis historienne des arts du mime et du geste, j’ai eu besoin d’aller chercher les vestiges des corps qui s’incarnent sur scène, de revenir à certaines sources que m’évoque le dispositif (plus encore que la performance qui en découle). J’essaierai de déduire de ces filiations ou de ces références des pistes d’interprétations qui reposeront plus sur une forme de pensée analogique, que sur une analyse logique.

LA STATUAIRE (MOBILE)

La première source qu’évoque immanquablement Les Ruines circulaires, c’est le mime corporel d’Etienne Decroux, auquel a été formée Esther à l’école Marceau, puis dans son travail avec le théâtre du Mouvement, et auquel elle a formé à son tour David, qui avait un passé d’artiste plasticien et de mouvement dansé. Certains considèrent le mime corporel comme une technique de mouvement, comme un langage gestuel, une base sur laquelle on peut construire les esthétiques les plus diverses. Mais originellement, c’est plus que cela, parce que Decroux était vraiment un penseur du geste, un philosophe du corps. Il a notamment eu des formules qui sont devenues des maximes, et qui se transmettent encore aujourd’hui dans les cours de théâtre gestuel : « l’immobilité est un acte, et en l’occurrence, passionné ».

Un passage de Paroles sur le mime anticipe particulièrement bien sur les Ruines circulaires : 

[…] le mime intéresse tout le monde.

Tout le monde n’est pas musicien, ni statuaire, ni poète, ni médecin, ni chauffeur. Ceux qui exercent ce métier ne le font pas continûment, alors que tout le monde fait du mime y compris en dormant. S’il est impossible de se représenter une matière sans forme, il l’est de concevoir un corps sans attitude. D’être mime ou de ne pas l’être ne dépend aucunement de vous, car vous l’êtes incurablement. Mais il dépend de vous de l’être avec beauté1.

La performance commence sur des statues déboulonnées, puis sur une lente remémoration, qui est aussi un sommeil, un moment de rêve. Esther et David font du mime, y compris en dormant. Et puis il y a cette reprise du travail de « statuaire mobile » d’Etienne Decroux, qui repose sur les triples dessins, sur le fait de faire apparaître le corps dans sa tridimensionnalité, de travailler sur des gestes suspendus, c’est-à-dire des « attitudes à odeur de mouvement » (pour reprendre l’expression de Decroux), où une dynamique du mouvement est perceptible, y compris dans les arrêts sur image. Le mime corporel est à la fois un art très classique, qui emprunte à la statuaire antique, et un art moderne, qui tient compte de la chronophotographie et du cinéma, et donc de la question de l’image qui saisit le mouvement en temps réel.

La nudité du mime corporel, à laquelle Esther Mollo et David Ayoun empruntent, c’est, dans un premier temps du moins, une nudité de statue. Dans l’histoire des arts du mime et du geste, il y a souvent eu des pièces ou des numéros autour de la statuaire. Au XIXe siècle, de nombreuses pièces font allusion au mythe de Pygmalion, ou à La statue du Commandeur dans Dom Juan : tantôt le marbre se fait chair et chaleur, tantôt le mort saisit le vif. Il y a cette inquiétante étrangeté des attitudes et ces passages de l’animé à l’inanimé ou réciproquement.

Quand Etienne Decroux et son acolyte de l’époque, Jean-Louis-Barrault, commencent à travailler la statuaire mobile, au début des années 1930, c’est moins ce jeu entre animé et inanimé qui les intéresse, que le fait de mettre à nu le mouvement : d’où leur choix de masquer le visage et le sexe, pour concentrer le regard sur les lignes du corps. D’ailleurs, Jean-Louis Barrault, dans ses témoignages ultérieurs, insistera sur le fait qu’ils étaient « nudistes par religiosité pour le muscle »2. Le modèle, c’est celui du corps sportif olympique. Barrault racontera aussi, à propos de sa première mise en scène inspirée de son travail avec Etienne Decroux : « Par amour pour le corps, le soufflet de sa poitrine et le jeu de ses muscles, j’avais décidé que nous serions nus (à l’exception du sexe dont la vue est « distrayante »). »3

LES CORPS VULNERABLES DE LA PERFORMANCE ARTISTIQUE ?

Néanmoins, la performance des Ruines circulaires ne s’en tient pas seulement à la filiation de la statuaire mobile, elle fait aussi écho à une autre façon d’exposer les corps, qui renvoie à celle de la performance artistique. Je pense par exemple à la performance de Parades and changes, de Anna Halprin, créée en 1965, et rejouée régulièrement depuis, dont l’une des actions célèbres était le fait de se déshabiller en pleine conscience, puis de s’envelopper dans d’immenses papiers et de les déchirer.

Dans la performance artistique, la nudité sort le corps du quotidien, elle le sublime, tout en exposant son caractère éphémère, l’ici et maintenant. Cette nudité donne une dimension rituelle aux actions, elle les fait passer dans une zone liminale, qui n’est ni celle du réel social ordinaire, ni celle de la re-présentation théâtrale. Dans la représentation théâtrale, la convention est de séparer les espaces des acteurs et des spectateurs. Dans la performance, on pousse les spectateurs à se positionner autrement, à se mettre en mouvement, et s’ils le souhaitent, à s’engager dans l’action. L’action des spectateurs peut donc faire évoluer la performance, et même, dangereusement, comme dans la célèbre performance de Marina Abramovic Rythme Zéro4, où la nudité n’était pas préméditée mais a été initiée par des spectateurs, tout comme un certain nombre de gestes agressifs sur la performeuse.

Cette question de « l’exposition » du corps, dans une lumière qui baigne uniformément acteurs et spectateurs, me conduit à vous demander, à nous demander : Qu’est-ce qui nous interdit, nous spectateurs, d’entrer dans le champ, pendant la performance des Ruines circulaires ?

D’où vient cette limite qu’on n’ose pas franchir, et qui, au final, nous renvoie quand même plus au théâtre qu’à la performance ? Qu’est-ce qui (nous) rend si sage ?

  • Est-ce que c’est le cercle des caméras ? (derrière lesquelles on se positionne pour regarder à la fois les corps agissant seuls et la venue des pantins 3D dans le champ)
  • Est-ce que c’est la limite scénographique créée par le tapis de danse ? 
  • Est-ce que c’est la nudité posée dès le départ comme une différence irréductible entre les spectateurs habillés et les performeurs dénudés ?

La nudité marque ici une forme de seuil. Quand le corps est exposé nu, il met à distance, il fait image, il nous place « devant l’image », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Georges Didi-Huberman, qui interroge justement les conditions de notre regard face aux œuvres d’art. En dépit du dispositif circulaire ou semi-circulaire, la performance des Ruines circulaires suscite un effet tableau, où les corps virtuels et les corps réels sont observés dans leur interaction, accomplissant une sorte de rite dont les règles sont lointaines, étrangères, difficiles à décrypter.

L’EVANESCENCE DES FANTÔMES

Et puis il y a ces corps qui ne sont ni tout à fait les « mêmes », ni tout à fait « des autres », parce qu’ils sont des figurations humaines, mais sans le poids, sans le volume. Ce sont ces corps virtuels qui interagissent avec les corps des performeurs, et avec lesquels nous interagissons lorsque le mode « installation » de la performance est activé. Esther Mollo et David Ayoun parlent de « pantins en 3D » et de fantoches, car leur projet initial était d’interagir avec eux comme avec des marionnettes, mais par un toucher qu’on pourrait qualifier de « délégué », qui passe par le relais de la vue. Je ne peux savoir que je touche ce corps virtuel que parce que je le vois apparaître dans le miroir de l’écran. Dans l’imaginaire de la marionnette, la relation est unilatérale entre marionnettiste et pantin : l’être vivant manipule l’inanimé, et non l’inverse. Ceci dit, dans certaines traditions et cultures, l’objet marionnettique est doté d’un esprit. Les fantoches du dispositif des Ruines circulaires sont eux aussi imprégnés de cet animisme, et ont parfois été imprévisibles. Esther et David pourraient dire ce qu’on peut ou non maitriser ou contrôler en eux, et ce qu’ils ont accepté de ne pas maîtriser, justement, à force de les fréquenter.

C’est pourquoi j’ai pour ma part vu dans ces êtres virtuels des fantômes. La nouvelle de Borges parle d’ailleurs de fantômes. Le narrateur écrit, au sujet du personnage principal, dont l’ambition est d’inventer un autre homme en le rêvant, qu’il ne veut pas qu’il sache « qu’il était un fantôme, pour qu’il puisse se croire un homme comme les autres ». À la fin de la nouvelle, cet homme découvre qu’il est lui-même rêvé par un autre, il comprend lui-même sa « condition de pur simulacre ». C’est une histoire, non pas d’arroseur arrosé, mais de rêveur rêvé.

Cette mise en abyme, cette indécision entre rêveur et rêvé, et cette « ironie » du sort, je ne peux m’empêcher de les associer, à tort ou à raison, avec la suggestion de Vinciane Despret au début de son livre Au bonheur des morts.

Je disais : je mène une enquête sur la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants, chez nous, aujourd’hui, et comment ils les font agir ; je travaille sur l’inventivité des morts et des vivants dans leurs relations, avec cette difficulté que les vivants ont tendance à se laisser facilement convaincre de s’octroyer tout le crédit de cette inventivité5.

Ce renversement de point de vue pourrait valoir aussi pour les Ruines circulaires. Les fantômes y sont des êtres agissants, à part égale avec les performeurs. Peu importe qu’ils existent ou non : sans leur présence, sans leur irruption sur les écrans (irruption horizontale ou verticale, comme s’ils tombaient du ciel), rien n’est possible.

J’aimerais conclure en revenant à la question initiale du dispositif, à savoir celle du rêve, qui est précisément dans la nouvelle de Borges : l’histoire d’un homme dont le projet est d’en rêver un autre pour le faire exister, et qui se rend compte « avec soulagement, avec humiliation » qu’il est lui-même rêvé par un autre et n’est qu’une apparence.

J’ai envie de relire ce point en convoquant l’ouvrage de l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, La nouvelle interprétation des rêves, qui me paraît très éclairant pour penser le dispositif inventé par David et Esther. Tobie Nathan souligne que le rêve est un « instinct » partagé par les humains, et au-delà, par les mammifères et les oiseaux : on ne peut pas décider de ne pas rêver6. Quelle que soit notre culture, nous rêvons tous, et dans les mêmes proportions. Néanmoins, toutes les cultures n’accordent pas la même importance ni la même fonction au rêve. Dans les cultures aborigènes d’Amazonie7 (je rappelle que Borges était argentin), le rêve est jugé premier par rapport à la réalité. Le monde a d’abord été rêvé avant d’exister. Et tout rêve est un programme qu’on doit accomplir, ou une dette dont on doit s’acquitter au réveil.

Tobie Nathan souligne que la « mécanique des rêves », qui précède de très loin le cinéma, fonctionne absolument comme un film, projeté devant le rêveur. Dans le travail du rêve, le rêveur est tantôt spectateur, tantôt acteur, mais il n’est jamais metteur en scène : le rêve vient toujours d’ailleurs, tout comme ces êtres virtuels qui surgissent sur les écrans de la performance que nous venons de voir. Le rêve, ajoute Tobie Nathan, est un « mécanisme interactif » qui permet d’opérer des rencontres, ou des connexions, avec des êtres qu’on ne rencontre pas dans la vie ordinaire. Et à ce titre, il a été lui-même surpris par le nombre de récits de rêves où figurent des morts8, et par le fait que les rêveurs sont la plupart du temps heureux, et non effrayés, que le rêve leur permette de renouer avec les proches disparus.

Les Ruines circulaires ont quelque chose d’un rite chamanique, dont les fantômes, tout burlesques et incertains qu’ils paraissent, nous renvoient à la fois à la créativité des apparitions oniriques, mais aussi à notre impuissance à les maitriser.

 


 

1 Etienne Decroux, Paroles sur le mime, nouvelle édition revue et augmentée, préface d’André Veinstein, Librairie théâtrale / Gallimard, Paris, 1963, p. 173. 

2 Jean-Louis Barrault, Souvenirs pour demain, Seuil, Paris, 1972, p. 72.

3 Cahiers de la Compagnie Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, n°91, 1976.

4 « En cet instant, j’ai pris conscience que le public peut vous tuer. […] Je voulais tester les limites du public, voir jusqu’où il pourrait aller si je ne faisais absolument rien. […]
Les êtres humains ont peur de choses très simples – nous avons peur de la souffrance, nous avons peur de la mort. Ce que je faisais dans Rhythm 0 – comme dans toutes les autres performances, c’était mettre en scène ces peurs, pour le public : exploiter son énergie pour pousser mon corps aussi loin que possible. Ce faisant, je m’affranchissais de ces peurs. Et lorsque cela se produisait, je devenais un miroir pour les spectateurs – si je pouvais le faire, ils pouvaient le faire aussi. » Marina Abramović, Traverser les murs, traduit de l’anglais par Odile Demange, Paris, Fayard, 2017, p. 89-90. 

5 Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris, Editions La découverte, 2017, [2015], p. 35

6 Tobie Nathan, dans « La mécanique des songes », LSD, France Culture, 30 septembre 2019. 

7 Georges Devereux, Psychothérapie d’un indien des plaines : réalité et rêve, traduit de l’anglais par Françoise de Gruson avec la collaboration de Monique Novodorsqui, préface d’Elisabeth Roudinesco, Paris, Fayard, impr. 2013 [1988]. Tobie Nathan, La Nouvelle interprétation des rêves, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 155. 

8 Ibid., p. 204-212. 

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