Le cyborg, un corps utopique ?

de Thomas Golsenne
Université de Lille/IRHiS UMR 8529


« Le corps utopique » de Michel Foucault dénonce l’opposition conventionnelle, de matrice platonicienne et chrétienne, entre le corps considéré comme une prison, et l’utopie conçue comme un lieu désirable. En renversant cette dichotomie, Foucault veut montrer que le corps possède lui-même une force, une « rage utopique », qu’il peut être lui-même objet de désir. Il n’est pas anodin que la fin de son texte porte sur la relation sexuelle comme manifestation ultime de la puissance utopique du corps, qui se découvre alors des parties, des sensations, qui lui procurent du plaisir et lui sont inaccessibles dans son usage banal. 

Foucault prend aussi l’exemple de la transe et de la possession, où le corps se voit investi d’une présence surnaturelle, invisible et sacrée. 

S’il ne parle pas de la danse, c’est peut-être parce que la danse classique a théorisé la transfiguration utopique du corps en utilisant le concept de grâce, qui a pour rôle de spiritualiser le corps, de le faire sortir de lui-même, comme beaucoup de textes sur la grâce des danseurs et des danseuses le disent en insistant sur le fait qu’ils et elles échappent à la pesanteur, à la lourdeur du corps, par leur grâce. 

Il aurait pu parler également du corps augmenté par la technologie ; bien que le terme ne fût pas répandu en France en 1966, le cyborg est un corps utopique, dans le sens où, amélioré par les prothèses artificielles, il repousse les limites naturelles du corps. Mais cette conception du cyborg revient finalement à l’opposition classique entre corps et utopie que Foucault rejette ; elle mène d’ailleurs aux fantasmes transhumanistes de la Silicon Valley d’un corps qui échapperait à la mort, et qui ne sont pas si éloignés des momies égyptiennes et des gisants médiévaux, mentionnés par Foucault, comme figures d’un corps éternellement conservé et beau, mais figures d’un corps qui nie le corps véritable. 

Il me semble que la performance d’Esther Mollo et David Ayoun s’inscrit dans le prolongement de cette critique foucaldienne des figures classiques du corps-prison et des techniques qui permettraient de le transfigurer. Ces corps apparaissent dépossédés d’eux-mêmes, comme s’ils obéissaient à des injonctions qui ne viendraient plus de leur cerveau, mais d’esprits, de fantômes, qui apparaissent sur les écrans ; ce sont des corps cyborgs obéissant à, possédés par un cerveau informatique invisible. Ils sont en transe ; mais, contrairement aux rituels de possession qui visent à produire un effet de guérison ou de protection du corps ; contrairement aux marionnettes de Kleist, qui sont plus gracieuses que le corps humain parce que plus impersonnelles, contrairement aux « surmarionnettes » d’Edward Gordon Craig, c’est-à-dire aux danseuses et aux danseurs débarrassés de tout mouvement illusionniste pour donner à leur corps plus de naturel, les corps d’Esther Mollo et de David Ayoun sont dysfonctionnels ; ils buguent. Ils n’interagissent pas harmonieusement avec les doubles numériques qui les entourent, qui les harcèlent. 

On est tout à l’opposé de la confusion entre corps réel et corps virtuel que le cinéma hollywoodien cherche à générer en utilisant la motion capture : la technologie numérique mise au service de l’illusionnisme se veut la plus discrète, invisible possible. Ici au contraire, la technologie se montre, pire, elle affecte les corps vivants comme un virus, comme un démon qui en prendrait possession malgré eux. Ce sont des corps dystopiques. 

Il me semble retrouver le même malaise, en suivant cette performance, qu’en regardant le film ExistenZ de David Cronenberg, où le protagoniste s’aperçoit au fil de l’histoire qu’il n’est qu’un personnage de jeu vidéo et que ses actions, sa destinée, lui échappent. D’autres exemples viennent en tête dans la culture visuelle populaire, comme la série Westworld avec ses androïdes qui développent une conscience, et ces humains qui cherchent à implanter leur conscience dans des corps artificiels ; ou encore le concept de « vallée de l’étrange » développé par Masahiro Mori, pour désigner ce stade de la robotique où la proximité avec l’humanité serait telle qu’elle paraîtrait monstrueuse. Mais dans ces exemples c’est la confusion entre l’humain et la robotique qui constitue le noyau de la réflexion. Dans la performance de David Ayoun et Esther Mollo, tout se passe au contraire comme si la machine déraillait et faisait dérailler l’humain par voie de conséquence. Ceci nous dit peut-être quelque chose d’une approche critique du corps utopique, du corps augmenté par la technologie, du cyborg : il est devenu de plus en plus difficile de le penser comme un futur désirable du corps. 

Je voudrais terminer sur la nécessité toujours actuelle de se rappeler une autre façon de concevoir le corps utopique du cyborg, telle que l’a exposée Donna Haraway dans son Manifeste cyborg de 1986. Selon la chercheuse féministe, nous sommes déjà toutes et tous des cyborgs, des corps modifiés par la technologie, incapables de vivre sans la technologie : « le cyborg est notre ontologie ». Or nous sommes face à un triple choix : ou bien regretter l’état (utopique à l’ancienne) où les corps étaient purs, où le naturel et l’artificiel étaient clairement distincts ; ou bien s’inscrire dans la logique néo-libérale et transhumaniste du cyborg considéré comme corps augmenté mais réservé aux privilégiés qui pourront se le payer ; ou bien, engager le cyborg dans une politique émancipatrice du corps, qui subvertit les vieux partages et encourage les formes impures de mélange culturel.

L’hybridation homme-machine fait peur : on la voit comme le risque d’une perte d’humanité, d’identité humaine. Haraway se sert de l’image du cyborg pour critiquer l’idée d’identité qui implique un point de vue universel, totalisant : il ne s’agit pas de « faire confiance au progrès technologique », d’imaginer un corps utopique homme-machine, mais de multiplier les relations, les mélanges, les transgressions de frontière entre ordres, règnes, domaines. Et c’est ainsi que l’on peut s’affranchir des vieilles dichotomies (Homme/Femme, Humain/Animal, Humain/Machine, Occidental/Autre…) sur lesquelles reposent la réalité de la domination cis-hétéro-masculine-occidentale et les fictions du corps utopique. Le problème n’est pas : est-ce que l’intelligence artificielle va nous remplacer ou nous améliorer ? Le problème est de penser que la machine fait partie de notre humanité : 

« La machine n’est pas un “ceci” qui doit être animé, vénéré et dominé. La machine est nous, elle est nos processus, un aspect de notre incarnation. Nous pouvons être responsables des machines, elles ne nous dominent pas, elles ne nous menacent pas. Nous sommes responsables des frontières, nous sommes les frontières. »

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